Chapitre 28
Lugh n’avait jamais eu le contrôle de mon corps aussi longtemps pendant que j’étais éveillée et consciente et cela me parut bizarre de me déplacer de nouveau par moi-même. Ma poitrine me faisait mal, là où Grand Chef m’avait donné un coup de pied. J’étais sûre d’avoir une côte cassée bien que Lugh l’ait en partie soignée. La nausée bouillonnait dans mon estomac, probablement à cause de la surcharge de stress, et je chancelai en traversant la pièce pour me diriger vers Raphael. En fait, j’avais l’impression de reposer les pieds sur la terre ferme après six mois passés en mer. Je m’immobilisai en titubant.
— Raconte-moi ? demandai-je à Raphael du bout des lèvres.
Claudia serrait toujours ses filles dans ses bras en les consolant et elle ne nous prêta pas attention.
— Je lui ai dit que j’étais un de tes amis, répondit Raphael. Tu as exorcisé Tommy et tu m’as transféré de mon hôte habituel dans le corps de son fils pour ce sauvetage. Tout cela de manière illégale, bien sûr, mais je doute qu’elle s’en plaigne puisque nous avons sauvé ses enfants.
— Et Tommy ?
Il se mit à murmurer.
— Je lui ai dit que je me transférerai de nouveau dans mon hôte initial et que je lui renverrai Tommy, bien que je l’aie prévenue que sa psyché n’était pas dans un bel état.
J’avais encore pas mal de questions – comme savoir ce que Raphael allait réellement faire – mais le démon qui avait reçu le coup de Taser reprenait le contrôle de ses membres. Raphael me poussa doucement vers Claudia.
— Pourquoi ne remonteriez-vous pas tous au rez-de-chaussée ? suggéra-t-il. Sortez les gamines de là. (Il désigna le champ de bataille ensanglanté d’un mouvement du bras.) Elles auront déjà bien assez de cauchemars après ça.
— Oui, bien sûr, admit Claudia.
Elle prit la fillette de trois ans dans ses bras et tendit la main à la plus âgée avant de monter l’escalier. Mais les fillettes voulaient toutes les deux être portées et ni Claudia ni moi n’eurent le cœur de leur refuser.
Je me retrouvai donc à porter une petite fille de cinq ans toujours reniflante et nous laissâmes Raphael seul dans le sous-sol. Ce qui ne réjouissait pas ma conscience. Je savais que Raphael allait tuer Copain. Le démon le méritait mais ce ne serait pas ce dernier qui mourrait, mais son hôte. C’était terrible pour cet humain qui pouvait très bien ne pas s’être porté volontaire pour participer à ce complot. Mais il était impossible de le laisser en vie. Nous ne pouvions le laisser témoigner de ce qu’il avait vu dans ce sous-sol. Bon sang, je n’avais aucune idée des conséquences légales qu’aurait cette opération nocturne. Une chose était sûre, je risquais de ne pas aimer.
— Où est votre mari ? demandai-je à Claudia quand nous émergeâmes du sous-sol.
Oui, il me fallut tout ce temps pour me demander pour quelle raison Devon Brewster III ne s’était pas précipité au vacarme de la dispute ni même au coup de feu.
— Il est allé se coucher, répondit-elle.
Je dus faire une drôle de tête parce qu’elle s’empressa de m’expliquer.
— Cela fait deux jours qu’il n’a pas dormi. (Un léger sourire épuisé releva les commissures de sa bouche.) Moi non plus, mais je l’ai convaincu de prendre un somnifère ce soir, alors je suppose qu’il fallait plus que des cris et une détonation dans le sous-sol pour le réveiller.
— Vous devriez en prendre un vous aussi, dis-je en la suivant dans le salon puis dans un autre escalier.
Les reniflements des fillettes se calmaient même si elles restaient agrippées à nous de toutes leurs forces.
— Je le ferai, m’assura-t-elle. Après avoir mis les filles au lit.
Je suivis Claudia dans la chambre la plus « bonbon » que j’aie jamais vue. Tout y était de cette couleur. On avait l’impression qu’une fabrique de dentelles y avait explosé. Je suppose que pour des fillettes de trois et cinq ans, cette chambre était le summum de la féminité et du romantisme. Pour ma part, je me sentais comme une barbare envahissant un palais royal.
J’étais très heureuse d’avoir joué les héroïnes et d’avoir sauvé ces fillettes mais j’étais très pressée de rentrer chez moi. Claudia déposa sa charge sur un lit en forme de nuage rose à volants, puis elle me prit son autre fille des bras.
— Je vais m’occuper d’elles, dit-elle avec un sourire.
Oups, mon visage impassible fonctionnait toujours aussi bien.
— Nous reparlerons demain, poursuivit Claudia, ses yeux se brouillant de larmes. Je ne saurai jamais comment vous remercier, comment puis-je…
Je levai la main pour l’interrompre, encore moins à l’aise qu’avant.
— Je vous en prie. J’ai juste fait ce qui me semblait juste. Il n’est pas nécessaire de me remercier.
Elle avait l’air de vouloir en discuter mais une des fillettes tira sur la jambe de son survêtement pour demander son attention.
— Nous reparlerons demain, répéta Claudia avant de s’asseoir sur le lit et de reprendre ses deux filles dans les bras.
Pas si je pouvais éviter, bien que je ne sois pas sûre que ce soit possible. Il était évident que nous allions devoir accorder nos violons ! Je plissai le front.
— Hmm, et les corps dans le sous-sol ? demandai-je.
— Votre ami a dit qu’il se chargerait de tout, répondit-elle sans même me regarder, son attention rivée sur les fillettes.
Je n’avais aucune idée de la manière dont Raphael comptait se charger de tout mais il était évident que Claudia n’était pas disposée à en parler maintenant. Je sortis donc de la chambre et fermai la porte doucement derrière moi.
Je descendais l’escalier quand Raphael émergea du sous-sol. Il me montra ses clés de voiture.
— Je vais rentrer la voiture dans le garage. Nous allons voir si le coffre peut contenir tous les corps.
Je lui adressai un regard sceptique. Nous étions en train de parler d’hôtes de démons, ce qui voulait dire qu’aucun d’eux n’était vraiment de petite taille.
— Je ne suis pas sûre qu’on puisse caser deux corps, encore moins trois.
Raphael haussa les épaules.
— Nous prendrons deux voitures s’il le faut. J’ai la clé de la Mercedes de Claudia.
Son regard se fixa derrière moi et il écarquilla les yeux.
Parce que je ne faisais toujours pas confiance à Raphael, j’eus le sentiment de me faire avoir par le plus vieux coup du monde en jetant un œil par-dessus mon épaule. Mais ce n’était pas le cas. Devon Brewster III descendait l’escalier, entièrement habillé, ses cheveux ne montrant aucun signe d’avoir rencontré un oreiller, ses yeux trop clairs pour être ceux d’un homme sous l’influence d’un somnifère.
— Monsieur Brewster ? demandai-je. Claudia a dit que vous dormiez.
Et si vous ne dormiez pas, pourquoi descendez-vous au lieu d’aller serrer vos enfants dans vos bras et d’aider votre épouse à les mettre au lit ?
Brewster sourit mais ce n’était pas une jolie expression.
— Ma femme se trompe. En bien des domaines.
Je vis trop tard le Taser qu’il cachait en le tenant légèrement derrière sa jambe.
— Couche-toi ! hurla Raphael et, exceptionnellement, j’obéis à ses ordres sans moufter.
Tapie sur le sol à mi-chemin entre Brewster et Raphael, j’avais un bon point de vue sur l’épreuve de force.
Raphael dégaina son arme au moment où Brewster leva son Taser. Raphael fut un poil plus rapide et, pour la seconde fois ce soir, une détonation déchira l’air. La balle frappa Brewster en pleine tête. Quelques gouttes de sang giclèrent et un petit trou circulaire apparut au centre de son front. Brewster grogna de douleur mais ne s’effondra pas au sol comme il aurait dû.
Il cligna des yeux. En haut, j’entendis de nouveau les cris des enfants et j’espérai que Claudia allait rester avec ses filles pour les protéger. Elle n’était sûrement pas le genre d’idiote héroïque qui se précipiterait vers des coups de feu !
J’attendais que Brewster s’effondre mais il restait là à battre des paupières. Raphael, qui le visait toujours, s’approcha de moi et me releva. Aucun de nous deux ne quittait Brewster des yeux et nous eûmes tous les deux le souffle coupé quand les bords du trou sur le front de Brewster se rapprochèrent avant de se souder.
— Oh merde, dit Raphael, ce qui je pense était la litote du siècle.
Il fit un second tir parfait mais cette fois, Brewster ne se laissa pas distraire par une blessure à la tête. Le Taser émit un « pop » et les sondes s’enfoncèrent dans le torse de Raphael qui s’effondra avec un cri étouffé de douleur.
Brewster et moi nous faisions face. Il éjecta la cartouche du Taser mais ne semblait pas en avoir d’autre à portée de main. Bien que cela ne le dérangerait pas. Je suis certaine qu’il avait taserisé Raphael parce qu’il voulait préserver le précieux corps de Tommy. Il n’avait aucune raison de le faire avec moi. Il n’avait pas non plus besoin d’une arme pour me briser en deux. Je ne pouvais donc être rassurée par le fait que le Taser soit vide.
La douleur me poignarda derrière l’œil. Lugh essayait de nouveau de prendre le contrôle.
— Attends, lui ordonnai-je.
Imaginez, je donnais des ordres au roi des démons !
— Mais…
— Attends, répétai-je. Je te laisserai prendre le contrôle si j’en ai besoin, mais je préfère que tu restes caché en attendant.
Il aurait pu avancer le même argument que Raphael avait utilisé dans la voiture. Il aurait pu me convaincre qu’il serait peut-être trop tard si j’attendais d’avoir besoin de lui. Mais cet argument ne tenait pas le coup et il devait le savoir. Si je pouvais volontairement le laisser prendre le contrôle maintenant, alors j’en serais également capable quand je déterminerais une bonne fois pour toutes avoir besoin de lui.
Brewster descendit deux marches. J’entendais toujours les fillettes pleurer et je compris que quoi qu’il arrive, je devais faire sortir Brewster de cette maison avant que Claudia n’en puisse plus et vienne s’enquérir de ce qui se passait. Ou avant que Brewster comprenne qu’il pouvait utiliser ses enfants comme otages contre moi, tout comme ses « amis » l’avaient fait.
Aussi je fis ce que beaucoup considéreraient comme la chose la plus sensée à faire : je déguerpis à toutes jambes.
Les démons ont une force et une agilité surhumaines et ils sont capables de contrôler suffisamment le corps de leur hôte pour courir assez vite. Cependant, le corps humain a ses limites et un coureur confirmé peut réellement courir plus vite qu’un démon possédant un corps qui ne serait pas entraîné pendant, au moins, un certain temps.
Je n’étais pas une coureuse confirmée mais j’étais naturellement athlétique et j’avais de longues jambes, si bien que je passai la porte avec un peu d’avance. Mon avance augmenta quand Brewster fit une tentative inconsidérée de tacle. J’esquivai et courus de plus belle tandis qu’il s’écrasait à plat ventre dans l’allée.
Comme Raphael avait les clés de la voiture, j’allais devoir échapper à Brewster à pied. Je me demandai brièvement si j’avais plus de chances de m’en sortir en attirant l’attention sur la rue principale et en arrêtant des voitures ou si je devais au contraire éviter qu’on me remarque et filer par les jardins obscurs.
Je ne savais rien de l’histoire de Brewster, ni de quelle manière il avait été possédé, je ne savais pas comment il était capable de guérir une blessure par balle à la tête comme s’il s’agissait d’une broutille, mais je ne tenais pas à ce que des témoins innocents soient blessés au cours d’une éventuelle bagarre. C’est pourquoi je choisis l’option des arrière-cours obscures.
Ayant dépassé la Main Line, nous ne nous trouvions plus dans la ville à proprement parler mais nous n’étions pas encore dans la campagne. Le quartier était assez éclairé pour qu’on puisse me remarquer, même dans les jardins semi-boisés des riches résidences.
Je sprintai au travers d’une pelouse superbement entretenue qui aurait pu venir tout droit du fairway d’un green de golf et était tout juste assez éclairée pour que j’évite de justesse le guichet de cricket qui surgissait du gazon. Derrière moi, j’entendais les pas lourds de Brewster toujours à ma poursuite.
Devant moi, le champ avait l’air assez libre pour que je détourne un peu mon attention de ma course afin d’attraper et de charger mon Taser. Malheureusement je n’avais pas de cartouche de rechange sur moi. Malgré tout, le Taser pouvait toujours servir de fusil paralysant si on en venait à un combat rapproché. Je ne voulais pas que Brewster soit assez proche de moi pour que je puisse utiliser le Taser mais, bien que je puisse courir plus vite que lui sur une courte distance, son démon lui donnerait plus d’endurance que j’en avais.
— Laisse-moi prendre le contrôle, insista Lugh.
— Pas encore, répondis-je de nouveau. Je t’ai fait assez confiance pour te laisser le contrôle. Maintenant c’est ton tour de me faire confiance.
Je ne pense pas qu’il ait apprécié mais il n’essaya pas de prendre les commandes de force.
Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, je vis que Brewster me rattrapait. Je devais commencer à ralentir, bien que je coure encore aussi vite que je le pouvais. Mon souffle me brûlait la gorge et les poumons, et mon cœur tapait contre ma cage thoracique.
Le second jardin que je tentai de traverser était équipé de spots à détecteurs de mouvements qui s’illuminèrent dès que je posai un pied sur la pelouse. Pire, les lumières étaient allumées dans la maison. Quelqu’un pouvait regarder à l’extérieur pour voir ce qui avait activé les détecteurs. Comme je m’inquiétais pour d’éventuels témoins innocents – ou des propriétaires protecteurs à l’excès –, je virai vers le bosquet envahi de mauvaises herbes qui bordait la propriété au lieu de traverser la pelouse.
Les spots avaient fichu en l’air ma vision nocturne. Dès l’instant où je plongeai dans les taillis, j’eus l’impression d’être devenue aveugle. Ce qui craignait, parce que je ne plaisantais pas en disant que le bosquet était envahi de mauvaises herbes. Je n’avais pas fait deux pas que je me pris les pieds dans des broussailles particulièrement agressives et m’étalai de tout mon long.
Je ne sais comment je parvins à ne pas lâcher le Taser. Sans même y penser, je roulai violemment sur le côté droit afin d’éviter le prochain assaut de Brewster. J’espérais que sa vision nocturne était aussi diminuée que la mienne. S’il ne pouvait pas voir le Taser, que je dissimulai du mieux que possible, alors je pourrais bénéficier de l’effet de surprise.
Je m’arrêtai douloureusement contre un arbre abattu dont l’écorce était douce et friable de pourriture. J’étais probablement en train de prendre à mon bord tout un charter de petites bestioles nocturnes.
Je plissai des yeux dans le noir. Ma vue commençait à s’adapter et je distinguai la silhouette de Brewster se relevant à environ cinq mètres de moi.
J’inspirai le plus d’air possible et, pour la première fois, j’entendis autre chose que les battements de mon cœur et les pas de mon poursuivant : des aboiements de chiens. De forts aboiements de chiens. Des chiens qui venaient sûrement de sortir de la maison du propriétaire et qui s’apprêtaient à s’occuper des intrus.
Brewster ne semblait pas se soucier des chiens. Il avançait vers moi, lentement, en guettant, s’attendant que je me lève d’un coup et m’enfuie en courant.
S’il te saute dessus, il peut te casser le cou avant que tu aies le temps d’appuyer sur la détente du Taser, m’avertit Lugh, sa voix pressant dans ma tête.
Je savais qu’il avait raison. Mais si je me déplaçais à une vitesse surhumaine pour éviter le coup, alors nous finirions par renvoyer en enfer – d’accord, au Royaume des démons, mais pour l’instant l’enfer semblait une meilleure option – un démon qui saurait que je n’étais pas seule dans mon corps. C’était inacceptable.
À l’évidence, je ne pouvais donc lui laisser le loisir de me sauter dessus. Je pouvais toujours essayer de l’esquiver mais, si cela durait trop longtemps, les chiens finiraient par surgir et je n’avais pas besoin de ce genre de complications.
Aussi je fis ce à quoi Brewster ne pouvait s’attendre de là part d’une femme terrorisée qui le fuyait. Je l’attaquai.
Poussant un cri de guerre pour me donner du courage, je bondis sur lui, brandissant le Taser devant moi, le doigt sur la détente avant même d’entrer en contact. Il réagit presque à temps et faillit m’attraper le bras avant que je lui assène une décharge d’électricité dans le ventre. Mais vous savez ce qu’on dit, il y a un moment où il faut savoir se jeter à l’eau…
Brewster s’effondra dans un tas que j’espérais être de sumacs vénéneux – bien que je n’y voie que dalle – juste au moment où deux énormes masses grognantes de fourrure et de dents surgissaient des taillis.
J’étais à bout de souffle, surchargée d’adrénaline, et la batterie de mon Taser était faible. De plus, je n’étais pas vraiment d’humeur à me faire déchiqueter. Aussi, sans le moindre effort, je laissai Lugh prendre le contrôle.
— Ne fais pas de mal à ces chiens, l’avertis-je. Ils font juste leur boulot.
Apparemment leur boulot consistait en beaucoup d’intimidation et pas grand-chose d’autre. Au lieu de me bondir à la jugulaire, ils restèrent plantés là, le poil hérissé, entre leur maison et moi, en montrant les dents et en produisant des grognements très impressionnants.
Se déplaçant lentement, l’œil rivé aux chiens – qui étaient des bergers allemands, comme je le constatais maintenant que mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité –, Lugh se baissa pour ramasser le corps inerte de Brewster. Les chiens grognèrent un peu plus fort mais n’attaquèrent pas. Au loin, j’entendis la voix d’un homme qui les appelait, leur demandant ce qu’ils avaient trouvé. Je pouffai. Le type s’attendait-il vraiment qu’ils lui répondent ?
Reculant avec précaution et dans le calme, Lugh transporta Brewster plus profondément dans le bosquet envahi par les herbes. Les chiens ne le suivirent pas.